Lucien Bridel
CERY
Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la psychiatrie, là où la folie dépasse la fiction, là où la science réduit la réalité à sa bonne conscience. Oui, il y a quelque chose de pourri, là-haut à l’écart de la ville, dans cet hôpital qui porte le nom de Cery. La forêt, le ciel et les champs alentours, rien n’y fait, ici ma gorge se noue et mon cœur s’emballe. Pour me calmer, je fixe, comme pour les fouiller, les bâtiments des différentes unités. Dispersés sur la pente, ces cubes, malgré les efforts de leurs concepteurs pour les rendre accueillants, n’en demeurent pas moins lugubres à mes yeux. Car devant leurs portes aux vitres sombres se balancent, comme des pendules, les captifs de l’angoisse. Empêtrés dans leur camisole chimique, ils ont le geste atrophié et brouillon, le regard embué par les molécules synthétisées pour le bien de l’humanité.
Certains, me voyant arriver, s’approchent, tentent une parole, mais le plus souvent, c’est d’une cigarette dont ils ont besoin. De toute façon, leur conversation n’est que bribes, bouts de mots, gloussements ou lentes ruminations. Mes principes et mes sentiments les plus altruistes me rappellent qu’ils ne valent pas moins que leurs congénères vaquant à leurs occupations dans la ville en contre-bas. Et, surtout, pas moins que les ectoplasmes supposés les escorter au quotidien, ces créatures en blouses blanches et aux poches garnies de stylos exhibés comme autant de médailles pour services rendus à la santé mentale. Aussi fantomatiques que leur curiosité scientifique, les ectoplasmes glissent, dossiers sous le bras, dans les couloirs glacés de leurs cubes en béton. En retard, avares en regards et emprunts d’un sentiment d’importance qui les affecte autant qu’il les satisfait, ils s’agacent de la présence de ceux qui aiment leurs patients.
Dans le reflet des portes aux vitres sombres, je fais partie de la masse des angoissés, du troupeau qui lambine au purgatoire. Et si ma place était de ce côté du miroir, tant la moindre tension m’emporte au comble de l’incompréhension?
Visions de ruines, fantasmes de destruction, je rêve de colonnes de fumées noires s’échappant des fenêtres de Cery. Mais voilà Natacha: elle pousse les battants de la porte, expulsant ainsi mon image des vitres sombres, loin des silhouettes voutées et trépignantes de ses compagnons d’infortune. Elle avance, sortie du miroir, les jambes flageolantes, les cuisses, les joues, le ventre et la poitrine gonflés de calmants. Parfois en guenilles, aujourd’hui en pin-up, son habillement dépend de son humeur, celle-là même que les ectoplasmes s’acharnent à réguler sans jamais lui demander: Qui es-tu?
Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la psychiatrie, car là-bas, le discours est disqualifié. Vidé de sa substance, il est considéré comme le symptôme d’une mécanique cérébrale défaillante, comme le résultat d’un délire dont le diagnostic ne saurait être que mathématique. Peu importe l’expérience, peu importe la vie, à Cery on jauge, on équilibre, on joue des molécules. De millilitres en centilitres, de neuroleptiques en anxiolytiques, la langue s’empâte, les yeux se ferment, on pique du nez et voilà le fou stabilisé pour le bonheur de la société.
Quand Natacha, quelques jours avant de mourir, appelle à l’aide, l’ectoplasme écoute sans entendre, car pour lui, les mots n’ont plus de sens depuis longtemps. Fort de l’enseignement qu’il a reçu, il sait se détacher de ses patients, ne pas s’impliquer. Surtout ne pas souffrir, ne pas ressentir, ne pas dépasser sa fonction de compteur de gouttes, de passeur de drogue. Plus grave encore, il m’encourage à faire comme lui, à démissionner de mon devoir d’humain, à voir le monde comme un amas d’équations. Puis, quand il est trop tard, quand ses erreurs et ses fautes sont à la vue de tous, il s’excuse, s’enfonce dans son fauteuil et se désole d’être aussi nul. Alors oui, il y a quelque chose de pourri dans le royaume de la psychiatrie, car là-bas, comme partout ailleurs, les nombres ont pris le pas sur la réalité.
Lausanne, juillet 2022