Brutal aligne

 

 

                                                                 Philippe Walther

 

M'as-tu lu?

La Conjuration des imbéciles

 

Le Mowgli du fantafeuilleton, personnage emmuré dans ses soucis, serait bien avisé de lire les aventures d'Ignatius Reilly, héros rebelle de La Conjuration des imbéciles le roman de John Kennedy Toole. Pour ce contestataire hors-normes qui se vautre avec délice dans le rejet de tout ce qu’est l'Amérique des années soixante, être seul contre tous n'est pas un fardeau.

Habitant d’un quartier miteux de la Nouvelle-Orléans, Ignatius Reilly est un géant moustachu en surpoids qui masque sa grosse figure derrière une écharpe et relève les oreillettes de sa casquette de chasseur seulement si on lui parle. Dégoûté par la mode indécente de ses contemporains, Ignatius revendique une façon de se vêtir qu’il qualifie de «géométrique et théologique». Outre la casquette et le cache-nez, les invariables de ce concept vestimentaire sont un inusable pantalon en tweed, une chemise en flanelle à carreau et une paire de bottes en daim rembourrées.

La trentaine passée, Ignatius vit chez maman. Il joue du luth, prend beaucoup de bains, se repaît de gâteaux et de limonade, puis se plante devant la télévision pour éructer, insulter et hurler à l'infamie. Pourtant, si c’est là l’essentiel de son activité, l'homme est aussi un intellectuel et il trouve le temps de noircir des dizaines de cahiers. Sous des flots d’encre, Ignatius noie le christianisme, l'Amérique, le consumérisme, la morale et la sexualité… Tout y passe, car il a de l'ambition et projette d'écrire «une magnifique étude d'histoire comparative». Ignatius rêve de jeter cette œuvre, qui démontrera que le monde part en vrille depuis quatre siècles, à la face des savants établis.

Excepté ce travail harassant d’écriture, Ignatius ne supporte aucune contrainte. Il est comme son anneau pylorique qui relie son estomac à son duodénum et qui se contracte, s'entortille et se bloque au moindre effort. Pourtant, Ignatius va devoir passer outre, car sa mère, lassée de se faire constamment brailler dessus, l’exhorte à trouver du travail.

Ignatius relève le défi et saisit cette occasion pour rendre compte de l’obscénité du monde. S'en suit une succession de jobs foireux et de ratages magistraux si jouissifs qu'ils donnent envie d'échouer, tant Ignatius, cet apprenti travailleur, fait de l'échec une profession de foi, une forme de réussite. Au fond, les ratés, ce sont les autres, ceux qu’Ignatius croise lors de ses aventures: c’est ce patron apathique et dominé par son horrible mégère, c’est ce flic méprisé par sa hiérarchie incapable de bien faire, c’est la petite amie et sans doute aussi, la mère d’Ignatius. La première prétend tout résoudre par la sexualité alors que la seconde, qui ne voit de réussite qu’à travers celle de son fils, pardonne tout à Ignatius en se persuadant, à tort ou à raison, que celui-ci est un diamant dans sa gangue de charbon.

Si les étoiles de la galaxie d’Ignatius paraissent pâles, lui n’est pas terne. Certes, il n’est qu’un miroir tendu au reste du monde, mais les tares, les carences et les dysfonctionnements sont magnifiés par cet être à part. Rarement, les anti-héros redonnent foi en l'humain, mais ils transmettent parfois un peu de cette sagesse qui permet aux âmes mal emmanchées de fluidifier leur trajectoire. Avec sa paresse, ses combats rocambolesques, ses constantes invectives et ses flatulences bruyantes, l'insoumis Ignatius Reilly a tout ce qu’il faut pour apporter du réconfort au Mowgli du Fantafeuilleton.

Quand on a lu La Conjuration des imbéciles, on a qu'une envie, lire les autres livres de John Kennedy Toole. Malheureusement, il en existe qu’un seul. Ecrit quand l’auteur avait seize ans, La Bible de Néon est un court et brillant récit mélancolique. John Kennedy Toole y raconte la vie d'un jeune garçon dont la famille est mise au ban d’une petite ville américaine qui suffoque sous le puritanisme.

Si l’œuvre de Kennedy Toole est aussi maigre, c’est parce qu’il s'est suicidé en 1969 à l'âge de 31 ans. Profondément déprimé par son incapacité à publier La Conjuration des Imbéciles, John Kennedy Toole, peut-être trop sensible pour ce monde, et n'ayant pas la folie salvatrice de son héros Ignatius Reilly, n'a pas voulu continuer. Pourtant, grâce à la perséverance de la mère de John Kennedy Toole, La Conjuration des imbéciles sera édité 12 ans après la mort de son auteur qui obtiendra même le prix Pulitzer à titre posthume en 1981.

 

 

 

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