Écrire sur la brèche
Depuis l’avènement de l’ère industrielle, journalisme et littérature sont inextricablement liés. Un mélange des genres dont la quintessence surgit là où les procédés romanesques rendent toute sa profondeur au réel. Retour sur trois maîtres en la matière.
Par Lucien Bridel
L’impression qui persiste après la lecture des reportages d’Albert Londres est analogue au tiraillement qu’éprouve le voyageur revenu d’un périple aventureux et formateur. Heureux, renforcé par ce qu’il a appris, celui-ci – comme le lecteur de Londres – se sent léger avant de subir, tel un contre-coup, le poids de la responsabilité qu’accompagne toute connaissance nouvelle. Ce double effet produit par les articles du plus célèbre des reporters français relève autant de la qualité de l’écriture que celle du choix des sujets. Car cet homme du début du XXe siècle qui se rêve poète, dès qu’il renonce à la carrière d’artiste, a la bonne idée de mettre sa créativité et sa curiosité au service de ce qui sera son métier. Dans un style vif, concis et efficace, usant du ‘’je’’ la plupart du temps, Londres sait comment faire la part belle aux dialogues, ciseler des formules qui claquent et créer le suspense. Étienne de Montety, lui-même journaliste et écrivain, explique dans la préface de Albert Londres, Grands reportages à l’étranger que la grande intuition de Londres est de « prendre le lecteur par la main » pour l’immerger dans une réalité insoupçonnée, quitte à reconstituer les choses, à les mettre en scène, quitte à faire de la littérature. Dès lors, écrit Montety, « un reportage d’Albert Londres, c’est d’abord Albert Londres en reportage ». On l’aura compris, le but poursuivi par Londres n’est pas l’énoncé des faits dans leur nudité. Et s’il est parfois hâbleur, nul doute pourtant qu’il cherche à convaincre son lecteur d’une thèse explicite. Cette dernière vise toujours une injustice à laquelle il faut remédier : des bagnes de la Guyane aux asiles d’aliénés de la métropole en passant par les chantiers ferroviaires du Congo, Londres dénonce, au point de s’attirer les foudres de l’establishment. Des critiques que le reporter balaie en rappelant que son métier « n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ».
La guerre, la plus béante des plaies
Albert Londres a débuté sa carrière de reporter sur le front de la Grande Guerre. Correspondant, son rôle est alors d’observer pour raconter. Ambrose Bierce, journaliste et écrivain américain a, quant à lui, pataugé les armes à la main sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, le premier conflit moderne compte tenu des rôles déterminants joués par l’industrie et l’idéologie. Ce n’est qu’une trentaine d’années après la reddition des États confédérés, et alors que sa carrière de journaliste est déjà accomplie, que Bierce relate la guerre civile dans un recueil de nouvelles inspirées par son expérience de soldat de l’Union. Ces Histoires macabres et flegmatiques de la guerre de Sécession feront son triomphe et l’amèneront à être reconnu comme un grand parmi les écrivains américains. Dans ce recueil, Bierce manifeste un goût profond, sans toujours donner l’air d’y toucher, pour des problématiques métaphysiques questionnant la nature du réel, de la vérité, des apparences et de la perception. Ainsi, quand Londres construit ses reportages comme des nouvelles, le vétéran de la guerre de Sécession écrit ses nouvelles comme des reportages, mais des reportages mentaux. Romantique, sensible à la splendeur de la terreur, Bierce immerge le lecteur au plus profond de la subjectivité de ses personnages, ces héros victimes de l’ironie sanglante du destin et des extravagances d’une guerre qui les mutile quand elle ne les tue pas, et dont l’horreur donne vie à leurs démons intérieurs. D’une écriture calme mais d’une précision féroce, d’un genre presque cinématographique car particulièrement adéquat pour décrire les mouvements des régiments en ordre de bataille comme ceux des âmes en proie aux pires tourments, Bierce dépeint des scènes d’une violence aberrante. Des épisodes qui transpirent le vécu alors même qu’ils se déroulent loin, très loin, à la lisière du réel et du fantastique, tout près du gouffre.
Raconter l’abîme
Moins d’un siècle après qu’Ambrose Bierce a longé le précipice qui menaçait d’engloutir la jeune nation américaine, Vassili Grossman plonge dans l’abîme de la Seconde Guerre mondiale en rédigeant son article « L’enfer de Treblinka ». L’écrivain, né en Ukraine, est alors correspondant de guerre depuis 1941 pour Krasnaïa Zvevda (l’Étoile rouge), le quotidien officiel de l’Armée rouge. De la déroute à la victoire finale, Grossman a partagé le quotidien des soldats sur tous les fronts de la Grande Guerre patriotique. En février 1942, il écrivait à son père, apprend-t-on dans l’introduction des Carnets de guerre, qu’« il y a des jours où on en voit plus qu’en dix ans de paix ». Sélection de notes et d’articles, ces Carnets de guerre contiennent ce que Grossman appelait « la vérité impitoyable de la guerre », la matière des chefs-d’œuvre que sont Pour une juste cause et Vie et destin. Héritier de Tolstoï, Grossman déroule ses reportages de guerre d’une écriture de romancier dont l’envergure, la générosité et la beauté ne sacrifient rien, mais alors rien du tout, aux détails et aux nuances qui font la complexité du réel. Ses articles, ses notes et même ses textes inachevés sont pénétrés de cette puissance propre à la littérature russe dont les plus belles œuvres sont aussi psychologiques qu’historiques. Le journaliste Grossman, à l’instar du romancier, est d’une honnêteté viscérale, une honnêteté qui le conduira à renier sa foi communiste en faisant preuve d’un courage moral, politique et littéraire à toute épreuve. Son empathie et son amour pour les gens sont au cœur de son talent, de cette façon de plonger le lecteur dans la vie et le destin de personnages – réels ou inventés – frappés par la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.
Bien sûr, d’autres grands noms de la littérature et du journalisme devraient être évoqués. La liste est longue, entre l’aventurier Joseph Kessel, l’ambigu Curzio Malaparte, le desperado Ernest Hemingway, ou encore les représentants du Nouveau journalisme américain que sont, entre autres, Tom Wolfe, Norman Mailer, Truman Capote et Joan Didion. Tous démontrent combien la réalité féconde la fiction et combien cette dernière éclaire la première.
Bibliographie
Albert Londres, Grands reportages à l’étranger, Albert Londres, Arthaud
Histoires macabres et flegmatiques de la guerre de Sécession, Ambrose Bierce, Grasset
Carnets de guerre, Vassili Grossman, Calman-Lévy
Pour une juste cause, Vassili Grossman, L’Âge d’Homme
Vie et destin, Vassili Grossman, L’Âge d’Homme