Brutal aligne

La subversion à l’œuvre 

 

C’est tout l’art de la littérature que de révéler la vérité grâce à la beauté. Un absolu ô combien subversif. Démonstration avec quelques grands auteurs.

 

Par Lucien Bridel

 

« L’essence de la littérature est subversive », déclarait l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio lors d’un entretien accordé au journal L’Orient Le Jour. Un propos qui résonne comme une évidence. En tout cas pour ceux qui, suivant leur intuition, aboutissent à la certitude que la création jaillit d’un fond pulsionnel, à l’instar de celui dévoilé par Friedrich Nietzsche dans La Naissance de la tragédie… En fait, la littérature est subversive ou elle n’est pas. Sublimation du désir, elle dévie celui-ci de son but premier, opérant ainsi un détournement qui, forcément, crispe et inquiète l’ordre établi et la pensée du moment. La littérature est l’édifice de ceux qui repoussent les limites du désir dans l’espoir d’atteindre la beauté et d’exposer leur vérité, fût-elle grimée en « une ravissante putain » comme le baragouinait Charles Bukowski, complètement ivre, lors de son intervention sur le plateau de l’émission Apostrophes en 1978…

 

Le mensonge est partout

Et pourtant la vérité, c’est que « le mensonge est partout », écrit le même Bukowski dans l’un de ses Contes de la folie ordinaire. Un scandale dont l’auteur, devenu célèbre sur le tard avec la publication du Journal d’un vieux dégueulasse, a pris conscience très tôt. Dans Souvenirs d’un pas grand-chose, Bukowski met en scène l’épisode de cette révélation lorsque l’enseignante de son alter ego Henry Chinaski félicite ce dernier pour sa rédaction sur le discours du président Hoover, d’autant plus chaleureusement qu’elle sait que son élève n’y a pas assisté. Le garçon conclut : « Ainsi donc c’était ça qu’ils voulaient : des mensonges. De beaux mensonges. Oui, c’étaient ce dont ils avaient besoin. Les gens étaient bêtes. Pour moi tout allait être facile. » Un passage remarquable : d’abord parce que Bukowski, dans sa description de la rédaction de Henry, laisse poindre l’aspiration à l’écriture de celui-ci tout en dénonçant les boniments des politiciens en tournée ; ensuite, parce que contrairement à ce que prophétise son jeune alter ego, rien ne sera facile pour Bukowski qui fera le choix de raconter une vérité littéraire, organique et scatologique. « Voilà de quoi nous sommes faits :  des tripes, de la merde et du jus gluant », braille-t-il, ironique, dans les Contes de la folie ordinaire.

 

Littérature charogne

La vérité de la chair, de la biologie et des passions, provoque toujours de violentes réactions. Sans doute parce qu’elle dit notre vanité, notre impermanence et notre corruption, bref notre prochain pourrissement. Que l’on songe aux procès intentés à Baudelaire contre Les fleurs du mal pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs et à Flaubert contre Madame Bovary pour la même accusation, l’outrage à la morale religieuse en plus ! Des œuvres sublimes censurées pour leur subversion, mais dont le caractère scandaleux dépasse le cadre des chefs d’inculpation, tant il est propre à cet effroi, pour reprendre l’expression de Platon dans Phèdre, que suscite la beauté parce qu’elle est belle… Pourtant, cette subversion essentielle, pas forcément volontaire, Louis-Ferdinand Céline n’en veut pas. La subversion avec intention et donc préméditation, voilà son affaire. Mû par la colère, l’envie de blesser l’humanité et celle – contagieuse – de ricaner en toute lucidité, l’auteur du Voyage au bout de la nuit donne un nouveau rythme aux émotions et porte aux nues les mauvais sentiments. Avec lui l’abjection a pignon sur rue, tant que le pamphlet antisémite rapporte gros… Cependant, plus Céline précise son style et plus il délie la langue, bouleverse la grammaire et la syntaxe. À tel point que la beauté, ignorant si elle a été conviée, surgit, stupéfaite par tant de commotion. Quant à la vérité, elle est là, sombre et trouble – douteuse – comme une tache noire devant les yeux…

 

Au tréfond de la nuit

Mais là-bas, en Transnistrie, au tréfond de la nuit du ghetto, ce n’est pas le génie du paranoïaque de Meudon que l’on rencontre, mais celui d’Edgar Hilsenrath qui, avec Nuit, signe un chef-d’œuvre dont on ne se remet pas. Dans ce texte, Hilsenrath s’inspire de son adolescence dans le ghetto pour raconter un monde absurde et violent, un trou noir où règne la bestialité des affamés, des écrasés, de ceux dont on a arraché l’humanité. Une vérité insoutenable, longtemps niée. Surtout par l’Allemagne démocratique qui, tout en faisant mine d’affronter son passé, a occulté le livre qui ôte le voile d’abstraction dont elle a recouvert la chair des victimes du nazisme, les privant ainsi de leur humanité une seconde fois. Hilsenrath n’est pas dupe. Libéré par l’écriture de Nuit, il entreprend d’écrire des farces inouïes, comme le Nazi et le Barbier, où il rit de la mort et de l’Holocauste, pratiquant un humour tragique et subversif, proche du sacré…

 

La sacro-sainte vérité de Vassili Grossman

Impossible de ne pas mentionner Grossman et la destinée de son chef-d’œuvre Vie et destin, le roman enfermé et jeté au cachot par le KGB (le service de renseignements soviétique), parce qu’il met au jour la gémellité du stalinisme et du nazisme. Oubliettes dont il échappera seulement parce que les miracles existent. Toujours est-il, comme l’écrit Efim Etkind dans la préface de l’édition Livre de Poche, que « la mise sous les verrous d’un roman est la plus haute distinction que le pouvoir d’État puisse décerner à une œuvre littéraire : l’imagination de l’auteur se trouve placée au niveau de la réalité ; les réflexions de l’écrivain deviennent divulgation de secrets d’État ». Vie et destin recèle une vérité de nature à menacer toute idéologie visant le Bien collectif, car comme le formule Etkind : « Toute tentative d’imposer à l’humanité un Bien obligatoire, absolu, se termine par une catastrophe sanglante, semblable à celles qui ont accompagné l’histoire du christianisme, les mouvements socialistes ou la religion musulmane.» Étant admis « que les hommes qui veulent le bien de l’humanité sont impuissants à réduire le Mal sur terre », la seule issue, nous dit Grossman, est celle de « la bonté privée d’un individu à l’égard d’un autre individu, une bonté sans témoins, une petite bonté, une bonté sans idéologie ». Une leçon d’humilité d’une subversion absolue, à méditer, encore et toujours.

 

Bibliographie

La Naissance de la tragédie, Friedrich Nietzsche, GF Flammarion

Contes de la folie ordinaire, Charles Bukowski, Livre de Poche

Journal d’un vieux dégueulasse, Charles Bukowski, Livre de Poche

Souvenirs d’un pas grand-chose, Charles Bukowski, Livre de Poche

Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, Livre de Poche

Madame Bovary, Gustave Flaubert, Livre de Poche

Phèdre, Platon, GF Flammarion

Voyage au bout de la nuit, Louis-Ferdinand Céline, Livre de Poche

Nuit, Edgar Hilsenrath, Le Tripode

Le Nazi et le Barbier, Edgar Hilsenrath, Le Tripode

Vie et destin, Vassili Grossman, Livre de Poche

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