Brutal aligne

Lucien Bridel

 

 

MEMENTO MOWGLI

 

 

 

 

Nuit

C’était la nuit maintenant. Chaude et grasse, elle s’était répandue telle une tache d’huile dans la chambre de Mowgli qui, allongé sur son lit, prêtait l’oreille aux bruits de l’obscurité. Couché sur le dos, la tête rejetée en arrière, il écoutait cette nuit dont le poids lui écrasait la poitrine autant que ses questions sans réponses. Ces dernières, Mowgli le savait, ne pouvaient résonner avec l’ère volubile et numérique en cours, car ce qu’il cherchait était aussi primitif et mystérieux que cette nuit, épaisse et agitée, qui semblait ordonner au ciel de retourner d’où il venait. Mais alors que Mowgli croyait voir entre les persiennes comment la voûte céleste se retirait, le murmure, ou plutôt le vrombissement de quelque chose d’indicible - peut-être le bruit du temps - ébranla la maison.

 

Marée noire

Les murs de sa chambre se lézardaient-ils, ou étaient-ce ses propres entrailles que ce fond sonore remuait? Mowgli tendit le bras pour allumer sa lampe de chevet. L’ampoule n’éclaira d’abord qu’elle-même, puis, petit à petit, la lumière gagna sur les ténèbres et réveilla les ombres qui se mirent à frémir. Si au fond de son ventre la vibration persistait, dans la pièce, rien n’avait bougé. Il se leva pour se rendre sur le balcon. Le plancher de sa chambre était chaud et Mowgli crut le sentir fondre sous ses pieds. Une fois dehors, le souffle qui traversait la nuit manqua de l’emporter. Mowgli s’agrippa à la balustrade et observa. La rue se noyait, les immeubles environnants n’étaient que ruines, carcasses sombres et vides, épaves dévorées par cette nuit qui agissait comme une marée noire. Mowgli regarda en contrebas, en direction du lac. Celui-ci n'était plus qu'un immense trou noir, l’eau avait disparu. Intimidé par l’abîme, Mowgli se détourna et roula des yeux vers les hauts de la ville à la recherche de signes de vie. Mais aucune lueur n’émanait de nulle part. Il n’y avait rien sinon cette nuit excrémentielle qui dévalait la pente comme une coulée de boue, rien sinon cette nuit qui faisait table rase.

 

Cauchemar

Perché sur son balcon, Mowgli respirait difficilement. La culpabilité le rongeait, car ce à quoi il assistait, il l’avait souhaité. Combien de fois avait-il fantasmé cet écrasement du monde? Combien de fois avait-il espéré cette solitude comme démonstration de sa singularité? Or, n’était-ce pas la question de sa propre finitude qu’il aurait dû affronter? N’était-il pas, comme tout être vivant, jeté au monde pour y mourir? Et ce monde qui se formait sous ses yeux, ce monde pour lui tout seul, était-il meilleur que l’ancien? Mowgli frissonnait. Plus rien n’était évident. Même trouver les mots pour penser. Bientôt, le silence se fera dans ma boîte crânienne, pensa-t-il alors que le poids de la nuit étouffait les derniers bruits qui perturbaient l’atmosphère. Soudain, il entendit des pas résonner sur l’asphalte. L’obscurité était trop dense pour voir quoi que ce soit. Etait-ce la nuit qui palpitait? Etait-ce elle qui marchait? Le cœur de Mowgli se mit à battre au rythme des pas qui frappaient le bitume. Il rentra dans sa chambre. La lampe de chevet était toujours allumée mais ne dégageait pas plus de lumière qu’une simple bougie. Mowgli perçut un frôlement. Après s'être saisi de la lampe, il éclaira son lit d’où provenait ce qu’il identifiait maintenant comme une respiration. L’obscurité recula et la lumière vacillante roula sur la peau d’une femme qui gisait sur le dos, déposée là telle une offrande. Les yeux révulsés et luisants comme de la porcelaine, elle dormait en gémissant des mots impossibles à comprendre.

 

Jour

Le jour s’infiltrait entre les persiennes et embrasait les murs de la chambre. Mowgli, encore couché, regardait cette lumière estivale, presque blanche, dissiper les dernières ombres de la nuit. Outre ses draps en désordre qui entravaient ses jambes, un sentiment bizarre l’amarrait à son lit. Et plus il tentait d'en comprendre l’origine, plus ce sentiment, cette sensation d’étrangeté, grandissait. Mowgli eut beau fixer son attention sur les objets qui ornaient sa chambre, compter les livres et les bibelots, explorer du regard les plis de la tapisserie et les nids de poussière, rien n'y fit: l'impression d'être chez lui avait disparu. Le jour brillait, il faisait beau et dans la chambre la chaleur de l’été se répandait aussi vite que la lumière. Mowgli se leva enfin et jeta un coup d’œil par le balcon. Tout était là: les maisons, les gens, la rumeur du quotidien. À travers la porte-fenêtre, il vit ses draps défaits. Il retourna dans sa chambre mais se figea lorsqu'il fut saisi par l’odeur sucrée d’un parfum qui ne pouvait être le sien… Qu’avait-elle dit cette nuit? Et lui, qu’avait-il fait? L’avait-il montée comme un cauchemar, comme un démon d’outre-tombe qui prend plaisir à dominer une belle endormie à la frontière du monde des morts? Mowgli s’impatienta. Comment penser l’impensable, et où donc était passé le chat?

 

Lausanne, avril 2020

 

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