Brutal aligne

 

VEAU D'OR

 

 

 

 

 

 

 

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Lucien Bridel

 

«Tout est dit, et l’on vient trop tard

depuis plus de sept mille ans qu’il y a

des hommes et qui pensent»

                                                                                   Jean de La Bruyère

 

LES IDIOTS

 

Imbéciles heureux

Mes contemporains sont des imbéciles et pourtant, j’aimerais bien qu’ils me lisent. Le feraient-ils, que je me sentirais moins seul, car leur bêtise est aussi la mienne. J’y sombre parfois et m’abandonne avec zèle à ce même plaisir, celui d’être stupide, que manifestent, les soirs d’été, les vacanciers qui entrent dans le centre commercial en bas de chez moi. Passez par-là vers 20 heures au mois de juillet et observez ces gens. Ils aiment se montrer, se faire voir, mais oublient votre présence dès qu’ils s’engouffrent entre les rayons pétants et surchargés qu’ils vont bientôt dévaster. Remarquez leurs visages qui se tendent pour ensuite s’avachir sous l’effet du plaisir que procure la satisfaction immédiate d’un appétit… Se peut-il alors que vous soyez, comme je le suis dans ce cas-là, saisi par l’apparente congruence de l’expression imbécile heureux? Pourtant si l’on se réfère aux enseignements des Anciens, cette locution contient une contradiction, car les sages considéraient les faiblesses qui caractérisent la stupidité comme des obstacles au bonheur. Alors, posons-nous la question: et si la suffisance, l’absence de jugement et d’esprit critique conduisaient l’homme à assouvir des désirs qui le réduisent à l’état d’esclave de ses passions, sources de peur, de tristesse et d’une avidité toujours renouvelée?

 

Injustes crétins                          

J’en conviens, élaborer pareil raisonnement à partir de la simple description de citoyens contents de se retrouver au supermarché peut sembler excessif, mais cette extrapolation est nécessaire, car je veux montrer à quel point ces gens sont coupables! D’abord, parce qu’ils sont injustes envers eux-mêmes tant ils s’excitent à l’idée de consommer ce qui ne les soulagera que brièvement, et qu’ainsi, ils creusent les ornières d’un cercle vicieux qui les maintient en état de servitude. Ensuite, parce qu’ils sont injustes envers les autres. Il suffit pour s’en convaincre d’observer ces imbéciles se bousculer dans les files d’attentes et de voir s’illuminer stupidement les visages de ceux qui parviennent à dépasser tout le monde. Alors, si la bonne humeur est de mise, ne soyez pas dupe, elle n’est qu’éphémère et se délite à la moindre occasion. Voyez ce couple qui chuchote furieusement… incapables d’accorder leurs envies, cet homme et cette femme si amoureux il y a un instant, exposent maintenant leurs griefs. Là… regardez-les, ils se dirigent vers la sortie et butent sur ce jeune obèse qui, indifférent à l’embouteillage qu’il provoque, bloque le passage… Mais que fait cet enfant? On dirait qu’il ne parvient pas à déchirer l’emballage de ses petits pains à l’huile de palme en marchant… c’est pour ça qu’il s’est arrêté, l’envie était trop forte. Absorbé, presque sous hypnose, rien ne peut le détourner de l’objet de sa gourmandise autistique, sinon ce coup dans le jarret du m’as-tu-vu énervé par sa greluche! Seigneur… je l’avoue, je souffre en voyant ce mâle qui pastiche sa virilité en se conduisant comme une gouape. Pourtant sa barbe soigneusement taillée, son corps tatoué de motifs tribaux et modelé par la fonte soulevée avec acharnement, ne témoignent-ils pas de sa ténacité pour se montrer à la hauteur de notre passé d’hommes véritables?

Démesure

Ces scènes maintes fois vécues ne disent rien d’autre que notre bêtise, tant elles illustrent cette stupidité qui nous empêche de comprendre que pour être justes, nous devons ramener notre désir aux normes du besoin. Cette idée, on la trouve dans la République de Platon quand Socrate y oppose la cité du besoin - la cité idéale dont les fondations sont la justice et la tempérance - à la cité du désir tournée vers l’excès. L’excès chez Platon, c’est non seulement le vice, mais aussi le facteur humain qui provoque la succession des régimes politiques selon un cycle déterminé par des forces cosmiques. Comme tout ce qui naît et devient, les régimes sont destinés à se corrompre. Alors, ils s’effondrent et se transforment en leur contraire, et l’ultime degré de cette dégradation est la tyrannie qui toujours succède à la démocratie, elle-même née des cendres d’une oligarchie consumée par son désir de richesse.

 

Confusion

Pour Platon, si la démocratie est amenée à produire la tyrannie, c’est parce qu’elle exalte les passions en valorisant les désirs superflus. Incapables de se fixer des limites, les citoyens submergent les institutions d’incessantes revendications, et le désir d’une liberté toujours plus grande entraîne le refus de toute autorité, la suppression de toute hiérarchie. Des envies d’égalité puériles effacent les différences qui fondaient les rapports de force sur lesquels reposait l’organisation de la cité et les gouvernés n’obéissent plus aux gouvernants pas plus que les enfants aux adultes. On ne différencie plus le citoyen du métèque (de métoïkos, le statut réservé à des grecs originaires d’autres cités) et les jeunes méprisent les anciens, qui dès lors, veulent leur ressembler pour ne pas paraître vieux. Lorsque l’on considère les procédés par lesquels, aujourd’hui, nous travestissons nos désirs en besoins et nous confondons l’assouvissement de nos pulsions avec la liberté, la description de Platon d’une démocratie essoufflée prend une tournure prémonitoire.

Passion triste

Mais, peut-être est-ce moi qui déraille… peut-être ne suis-je qu’un aigri, car contrairement à ces gens lustrés de crème solaire qui pénètrent dans le centre commercial en bas de chez moi les soirs d’été, je ne ris pas de me voir coincé entre les chips et les bières, les saucisses et les surgelés. Je ne me réjouis pas non plus, parce que je ne le fais jamais, d’aller griller de la viande au bord du lac en compagnie de centaines d’inconnus qui s’enfument pareil. Dans le supermarché, le premier à être de mauvaise humeur, c’est moi! D’abord, parce que je ne sais quoi acheter et ensuite parce que mon indécision m’exaspère, jusqu’à ce que je détourne la colère que j’éprouve à mon égard en succombant au méchant désir de déprécier mes semblables, enfants y compris, et en achetant bières et cigarettes pour tout repas. Tout ça pour dire qu’il est possible que je sois cet imbécile malheureux, celui qui jalouse la masse joyeuse et insouciante. Il est vrai qu’incapable d’exalter, à l’instar de mes contemporains, ma puérilité dans les temples de la consommation, je m’en vais écluser mon malheur dans les sanctuaires morbides des boit-sans-soif, là où pullulent les papillons noirs. D’ailleurs, j’ai parfois la désagréable impression de lire mon horoscope entre les rides de ces tristes sires alcooliques qui, embusqués au fond du bar anonyme où je bois les soirs de cafard, regardent leurs verres se troubler sous l’effet de la condensation. Souvent, je les fixe trop longtemps, et ces rois de la déprime, flairant l’espionnage, grognent des insultes qui éclatent comme des rots dans l’air opaque de ce boui-boui surchauffé. Je ne réponds pas, je préfère regarder la serveuse prendre des airs maternels et tancer ceux qu’elle appelle ses galopins. Soulagés d’être pris pour ce qu’ils sont, les clients dissipés obéissent à cette mère de substitution, toujours ravie d’abreuver l’enfant qui veille en eux.

 

L’homme tyrannique

Cet enfant tapi en nous, ce double qui refuse de grandir, qui trépigne d’autant plus que notre conscience est altérée, c’est la pulsion. Si la plupart d’entre nous la maîtrise tant bien que mal grâce aux dispositifs de censure que sont la culture et les interdits, il existe d’après Platon, une catégorie psychologique d’individus - l’homme tyrannique - incapables de dominer et de sublimer cette force première. Le tyran, disait Platon, c’est  celui qui, à l’état de veille, réalise ce que l’homme juste et tempéré n’accomplit qu’en rêve, quand sa conscience ne censure plus son désir. En comprenant que le rêve est le donjon secret où s’exaucent les envies de la partie pulsionnelle de l’âme, Platon découvrait aussi que dans les basses-fosses de notre esprit endormi, réside notre désir le plus intime et le plus sacrilège, celui qui ne recule «ni devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère, ou à n’importe qui, homme, divinité, bête; de se souiller de n’importe quel meurtre; de ne s’abstenir d’aucun aliment.» Voilà comment Platon formule les trois interdits anthropologiques et universels que sont l’inceste, le parricide et le cannibalisme.

Foule tyrannique

A l’ère de la globalisation et du consumérisme frénétique, la connaissance des forces profondes qui nous gouvernent ne sert plus à faire de nous des citoyens, mais à fabriquer des consommateurs convaincus que leur désir d’accumulation et de consommation relève du besoin et même d’un droit dont la privation rendrait leur vie misérable. S’il est impossible de reprocher à quiconque de chercher le bonheur, réduire ce dernier à la satisfaction de désirs égoïstes et superflus, est aussi indigne que stupide. Pourtant, la foule indistincte, ce nous que je fustige, n’assume pas les conséquences d’une telle vision. Elle souffre de son conformisme masochiste dans lequel l’emprisonne sa fièvre acheteuse sans cesse stimulée par l’envie de posséder ce que possèdent ses égéries. Elle déplore le nivellement vers le bas, mais y participe activement, soit en buvant les paroles de ceux qui répandent partout leurs avis sur tout et sur rien, soit en passant son temps libre à regarder des programmes télévisés qui flattent sa bêtise. La foule regrette la perte de repères dont souffre la jeunesse, mais admire ceux parmi les siens dont le comportement relève d’un jeunisme puéril. Nous, la foule, conspuons l’érosion des valeurs qui ont forgé l’Occident et la dilution des savoirs, mais sommes incapables de distinguer les grandes avancées dont nous sommes tributaires des pulsions universelles et récurrentes qui menacent de nous désintégrer. Pris par de tels sentiments contradictoires, notre tentation est celle d’un changement brutal qui fasse table rase de tous nos maux.

 

L’homme providentiel

Le lien entre l’homme démocratique et l’homme tyrannique est ici le fil d’Ariane qu’il faut saisir afin de comprendre pourquoi le premier, terrifié à l’idée de voir sombrer la cité dans un chaos qui favorise le retour de l'oligarchie, va mettre le second au pouvoir. Les régimes politiques, tels qu’ils sont définis par Platon, incarnent la relation que les hommes entretiennent avec leur désir. Quand la démocratie se délite, quand tout se vaut et que nous sombrons dans l’angoisse et la colère, nous prions la Providence d’enfanter l’homme qui saura restaurer l’ordre. Aveuglés, nous considérons celui que jadis nous aurions pris pour un fou, comme l’homme de la situation. Nous croyons qu’il est le bon, parce qu’il personnifie la pulsion qui habite nos rêves de liberté absolue; nous choisissons pour nous guider celui qui n’est lié par aucun tabou et dont les actes reflètent notre désir de nous défaire des interdits qui fondent la cité. Nos fantasmes les plus secrets font ainsi émerger de la foule le tyran qui promet de bâtir un avenir radieux en faisant table rase du passé.

 

Lausanne, décembre 2019

 

 

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