Brutal aligne

 

«Hélas! Hélas! Tu l’as détruit, le beau monde, de ton poing puissant;

il s’écroule, il tombe en ruines»

J.W. Goethe

 

 

 

ENTRETIEN: le passé n'est pas l'ennemi

 

 

Le passé n’est pas l’ennemi, et pourtant la tentation de le supprimer, d'en faire table rase, ne cesse de nous tourmenter. Car vivre, c’est aussi être capable d'une forme d'oubli pour s’affranchir des héritages qui sclérosent le présent. Sans doute y a-t-il un équilibre à trouver entre les tendances contradictoires qui se bousculent lorsque nous vivons des époques lourdes de changements. Dernièrement, je suis allé à Rome. C’était une forme de pèlerinage, un retour à la maison après trente ans d’absence. Rome, c’est la ville de ma petite enfance, le lieu de mes premiers souvenirs, là où j’ai pris conscience d’être en vie. Surtout, elle est la ville éternelle, la ville où les rêves de grandeur les plus mégalomanes se sont réalisés, pour parfois ou peut-être souvent virer au cauchemar. Enfant, je ne savais pas grand-chose du fascisme italien, si ce n’est qu’il est l’une des incarnations les plus redoutables de l’Ennemi. En revanche, j’adorais courir dans le stade d’athlétisme du Foro Italico, au milieu des statues érigées à la gloire du muscle fasciste et des régions d’Italie. Je comprends ceux qui ont écrit que le fascisme trouve son origine dans une sensibilité esthétique particulière, une esthétique instrument de pouvoir capable de fasciner et fasciser les masses. «Qui dit fascisme dit avant tout beauté», affirmait Mussolini, pour qui n’était beau que ce qui captivait les masses et magnifiait les sentiments violents, une conception totalement contraire à celle aristotélicienne, qui comprend la beauté comme quelque chose qui nous délivre de nos pulsions. Mais rien n’est simple, et l’entretien à lire ci-dessous, est là pour le rappeler: il a été réalisé avec notre voisin du temps de notre vie romaine, Roberto Veneziani, un architecte qui connaît Rome comme personne et qui l’aime, car elle est la ville éternelle, la ville où les âges s’empilent et coexistent.

Lucien Bridel

 

"L'architecture fasciste trouve son origine dans le Bauhaus que les nazis haïssaient"

Gares, postes, palais de justice, universités, mais aussi quartiers d'habitation et villes neuves: on a beaucoup construit durant le ventennio fasciste (1922-1943). De tous les pays qui ont connu un régime totalitaire au XXe siècle, l'Italie est sans doute - avec la Russie ex-soviétique - celui qui a gardé le plus de bâtiments de cette époque, dont bon nombre sont encore utilisés aujourd'hui, comme ceux du spectaculaire quartier de l'EUR au sud de Rome. Mais en plus de ces constructions fonctionnelles, l'Italie républicaine n'a pas trop hésité à garder plusieurs témoins de ce passé, jugés gênant par certains. Comme l'obélisque à la gloire de Mussolini au Foro italico de Rome, sur lequel on peut lire l’inscription MUSSOLINI DUX, ou la pinède du Monte Giano dont les arbres, plantés par les élèves du corps des gardes forestiers, forment une immense inscription à la gloire du Duce visible depuis les airs.

Passionné par l'histoire de sa profession, l'architecte romain Roberto Veneziani nous livre ici quelques réflexions parfois inattendues sur les bâtisseurs de l'ère fasciste.

 

Propos recueillis par Bernard Bridel

 

Roberto Veneziani, en Allemagne une inscription à la gloire d'Adolf Hitler est tout simplement impensable aujourd'hui. Comment expliquer qu'en Italie, Mussolini et son régime soient toujours bien visibles sur les bâtiments et monuments de cette époque?
Je crois que la différence fondamentale entre nazis et fascistes par rapport à l'architecture moderne est due à deux facteurs essentiels. D'abord, le fascisme a commencé avant le nazisme. C'est très important, car dans les dix premières années du fascisme, on assiste dans l'Allemagne de Weimar au développement extraordinaire du Bauhaus et de l'architecture moderne. Un développement lié à la renaissance de l'immédiat après-guerre qui a laissé une influence que les nazis ont violemment combattue dès leur arrivée au pouvoir en 1933. En Italie, en revanche, les jeunes architectes des années 1920 regardaient l'architecture de Weimar comme une architecture moderne qui pouvait représenter l'architecture fasciste en Italie. Une architecture de rupture. Le second élément déterminant est que l'Italie a eu un architecte génial, Marcello Piacentini. Architecte liberty et déco de grand talent, il a géré l'architecture italienne durant le ventennio fasciste. De sa position, il a réuni autour de lui les jeunes architectes milanais et romains, en "fascisant" l'idée que ces derniers se faisaient de l'architecture rationaliste.

 

Il y a donc une filiation très claire entre le Bauhaus, l'architecture rationaliste allemande et l'architecture fasciste...
Oui, certainement. Grâce à Piacentini. Ce dernier fut un grand passeur qui a réussi dans un certain sens, à convaincre les jeunes et plus brillants architectes de l'époque qu'en "fascisant" leurs projets rationalistes avec quelques artifices en ligne avec l'imagerie symbolique du régime (faisceaux, aigles, revêtement en marbre, statues, bas-reliefs qui renvoyaient à la Rome antique), eh bien, ils créaient la vraie architecture fasciste.

Si nous revenons à la différence d'attitude de l'Italie et de l'Allemagne par rapport à la période totalitaire et aux signes matériels de cette dernière, peut-on dire qu'il y a une ambiguïté italienne, que l'Italie, contrairement à l'Allemagne n'a pas fait son travail de mémoire, n'a pas procédé à sa Vergangenheitsbewältigung?

Il faut relever tout d'abord que dans l'immédiat après-guerre, il s'est développé en Italie une manière d'idiosyncrasie à l'égard de l'architecture fasciste. Et, jusque dans les années 1960-65, la population, mais aussi un certain courant académique antifasciste, étaient fortement opposés à ce que l'on garde ces témoins du passé et souhaitaient qu'on les détruise

Certains films de l'immédiat après-guerre montrent ainsi des gens armées de pics et de pioches en train de détruire les aigles et les faisceaux sur des bâtiments publics. Mais heureusement cela a été très limité. Cependant, aujourd'hui encore, certaines voix s'élèvent de temps à autre pour réclamer la destruction de l'obélisque du Foro italico ou d’autres témoins de la période fasciste. A cela il faut ajouter que dès les années 1960, on a assisté en Italie à une relecture historico-critique tous azimuts de la période fasciste. Grâce notamment aux travaux de Renzo De Felice (auteur entre autres d’une imposante biographie de Mussolini). Avec le regard de l'historien, le fascisme apparaît ainsi très en avance dans certains domaines, dont celui des politiques sociales ou de l'aménagement du territoire. Pour ce qui est de l'architecture, les travaux de De Felice et de plusieurs jeunes historiens de l’époque ont contribué à faire comprendre la filiation entre Weimar et l'architecture fasciste. A tel point qu'à part quelques exceptions - comme l'Academia della scherma du Foro italico qui a servi de tribunal pour le procès des ravisseurs d'Aldo Moro et se trouve dans un triste état, toujours entourée de sa barrière d'acier - les bâtiments et monuments de l'époque fasciste sont aujourd'hui protégés et considérés comme patrimoine national. J'aimerais toutefois préciser qu'il n'est pas exact de dire que l'Allemagne s'est débarrassée de ses monuments et constructions de l'époque nazie. A Berlin, par exemple, le bâtiment de l'aéroport de Tempelhof est là pour le prouver. Cela dit, Hitler n'a pas eu un Piacentini mais un Albert Speer. Encore une fois, ce qui caractérise la différence entre l'architecture fasciste et l'architecture nazie dans les années 1930, tient au fait qu'en Italie, on a construit des quartiers d'habitation et des villes nouvelles avant-gardistes alors qu'en Allemagne nazie, on construisait des villas et des bâtiments au toit à pans évoquant la ruralité et les chalets de Bavière...

A l'instar de tous les régimes totalitaires, le fascisme - qui a duré vingt ans - a été un grand bâtisseur, malgré les difficultés économiques et la guerre, à la fois en Italie, mais aussi dans l'empire (Erythrée, Libye, Albanie). Comment cela a-t-il été possible?

D'abord il faut rappeler que le régime a été appuyé par les grands industriels du nord et de nombreux entrepreneurs et constructeurs qui avaient une peur bleue du communisme et des rouges en général. Par ailleurs, si tous les régimes totalitaires sont de grands bâtisseurs, cela vaut encore plus pour l'Italie et l'URSS, ces deux pays étant, à ce moment de leur histoire, très en retard sur le plan du développement. Du coup, la construction de routes, de ponts, de bâtiments publics et de grands quartiers d'habitation devient un motif de célébration du régime. Comme le montrent les exemples romains de la Via della Conciliazione ou des Forums impériaux, Mussolini éventre les centres historiques des villes pour y laisser sa marque, mais construit des cités et des quartiers nouveaux - comme Primavalle à Rome - pour y reloger les populations qui ont perdu leur logement à cause des grands travaux.

 

En se promenant en Italie, on peut facilement constater la marque du régime constructeur au travers des postes et tribunaux, gares et autres bâtiments publics. Mais plus encore à Rome qui se voulait capitale du fascisme, capitale du nouvel empire. Vrai ou faux?
Oui bien sûr, même si on a construit beaucoup ailleurs (jusqu'en Libye ou en Ethiopie), Rome devait être la vitrine du régime. Le fascisme a aussi abondamment légiféré pour faciliter la construction et la mise en valeur des terres abandonnées ou insalubres (comme les marais pontins). De fait, il y avait une sorte de mouvement permanent, d'effervescence, qui a permis à toute une série de jeunes architectes de faire leurs armes, jusqu'aux confins de l'empire. C'était une sorte d'âge d'or pour l'architecture. Mais aussi une manière de montrer au monde que l'Italie fasciste était au niveau des autres empires coloniaux, britannique et français notamment.

Les colonies et autres villes neuves comme Latina près de Rome ou Fertilia en Sardaigne ont-elles été (sont-elles toujours) une réussite?
Oui, elles se sont développées un peu partout mais surtout au sud de Rome, dans les marais pontins et en Sardaigne, grâce à une loi selon laquelle le moindre mètre carré du territoire national devait être bonifié et cultivé. Par ailleurs, ces villes neuves étaient destinées soit aux paysans (pour freiner l'exode rural vers les grandes villes) soit aux anciens combattants de la Première Guerre mondiale.

 

Le grand maître de l'architecture sous le fascisme fut Marcello Piacentini. Quel statut avait- il, et plus généralement de quelle liberté disposaient les architectes?
A part sa charge de professeur d'université à Rome, Piacentini n'a jamais eu de position officielle sous le fascisme. Il n'a jamais été ministre ou secrétaire d'Etat. Il est d’ailleurs resté professeur après la guerre. Sa dernière réalisation à Rome, avec l'ingénieur Nervi, est le Palais des sports de l'EUR, bâti pour les JO de 1960. Piacentini était sans doute l'un des hommes les plus lucides du régime. Il était l’un des rares architectes d'Italie à être abonné à toutes les revues internationales d'architecture et d'urbanisme. Il avait une bibliothèque extraordinaire. Il connaissait très bien l'architecture internationale. Dans les années 1920-30, il réussit à rassembler les jeunes architectes avant-gardistes italiens (surtout actifs à Rome et à Milan) et - contrairement au régime nazi qui en avait horreur - à faire triompher les idées rationalistes nées à Weimar. On peut dire sans aucune réserve que l'Italie fasciste a offert des possibilités extraordinaires aux architectes.

Si nous revenons à la Via della Conciliazione, percée pour célébrer les Accords de Latran signés avec le Vatican en 1929, ou aux Forums impériaux, Mussolini n'hésitait pas à détruire pour reconstruire. Comme toujours dans l'histoire de Rome?
Oui et non, car ce que Mussolini fait à Rome, Hausmann l'avait fait auparavant à large échelle à Paris en perçant les grands boulevards qui devaient permettre à l'armée de manœuvrer en cas de manifestation. A Vienne, on a créé le Ring sur les anciens remparts, le Corbusier théorise la destruction des îlots insalubres parisiens, etc. C'est dans l'air du temps. Reste que pour Mussolini, ces grands projets romains visent avant tout à rendre fonctionnelle la capitale de l'empire (comme avaient commencé à le faire les libéraux après l'unification). Cela dit, après la guerre, on a mis très vite des limites aux grands travaux...

 

Sur le plan technique, les architectes fascistes ont-ils innové? Leurs constructions étaient- elles de qualité?
Pour les constructions simples, on a continué a faire des maisons en briques - la main d'œuvre coûtait peu. Pour les édifices publics, on a beaucoup utilisé le béton armé, mais il n'y a pas eu de percée technologique significative. Toutefois, des ingénieurs comme Nervi ou Morandi (celui du pont de Gênes) ont construit des bâtiments audacieux, comme les hangars pour hydravions à Orbetello. Quant à la qualité des constructions, elle était en général bonne. Et a permis à nombre de constructions d'être toujours debout aujourd'hui.

Au final, selon vous, qui sont les héritiers contemporains de Pacientini et des architectes fascistes?
Il faudrait le demander à un historien de l'architecture, mais comme je l'ai signalé plus haut, il y a eu après-guerre une sorte de "damnatio memoriae" (condamnation à l’oubli). Plusieurs architectes de talent qui avaient travaillé sous le fascisme se sont exilés après-guerre en Amérique latine ou aux Etats-Unis. Mais plus tard, avec la redécouverte de ce langage architectural est née une sorte de courant néo-rationaliste, notamment aux Etats-Unis. En Italie, l'architecte Aldo Rossi pourrait être considéré comme un de ses représentants avec ses constructions très simples et épurées.

 

Lausanne - Rome, avril 2020

 

 

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