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Lucien Bridel
Monsieur et Madame Schmitt
« Je ne puis croire qu’il faille tout
asservir au but que l’on poursuit »
A. Camus
Frau Schmitt
Madame Schmitt passait chez nous deux fois par semaine vendre ses poires, ses patates, ses carottes et ses fleurs. Du haut de mes dix ans, j’appréhendais ces visites. J’étais gêné par l’allure misérable de cette femme édentée qui vociférait un allemand aussi laid qu’incompréhensible. L’image mentale que ma mémoire me restitue de madame Schmitt ressemble à celle de cette sorcière, rencontrée un soir d’enfance dans un recueil de contes aux gravures pathétiques: je vois un long nez, des pommettes saillantes, une bouche fine comme une cicatrice et des yeux gris dont l’agitation trahit l’avidité et l’angoisse de la pauvreté. Si je ne sais quel crédit donner à cette vision, je me souviens très bien en revanche, que depuis la fenêtre de ma chambre, même au cœur de l’obscur hiver berlinois, je reconnaissais la silhouette de madame Schmitt entre mille. Elle tanguait de gauche à droite, parce qu’elle marchait sans plier les genoux, et elle tirait un chariot de courses rempli jusqu’à la gueule.
Allemand brisé
Madame Schmitt avait toujours un foulard sur la tête et elle était vêtue, par temps froid, de plusieurs couches de vêtements élimés, alors qu’en été, elle arborait un chemisier jaune éteint qui laissait apparaître ses bras bronzés et durcis par le travail des champs. Quelle que soit la saison, elle portait des mitaines qu’elle n’enlevait jamais, même lorsque ma mère lui offrait le petit-déjeuner qu’elle avalait tout rond faute de dents. Lorsque madame Schmitt nous regardait ma sœur et moi, c’était à la manière de ces gens pour qui les enfants sont plus proches des animaux que de n’importe quel spécimen adulte de l’espèce humaine. Malgré mon aversion pour sa personne et l’appréhension que me causaient ses visites, madame Schmitt m’intéressait. Ses histoires étaient terribles. Nous devions nous accrocher pour les comprendre et en dépit de son accent et de l’étrange patois qui brisait son allemand, nous étions suspendus à ce que nous saisissions comme des récits de fuite qui sentaient le crottin, la mort et la faim. Elle venait de Silésie, mais vivait désormais en rase campagne au sud de Berlin, là où la plaine est plate comme une assiette. Le mur venait de tomber, elle avait faim, la réunification allemande n’était pas une sinécure.