Propagande, la fabrique du consentement
Par Lucien Bridel
Alors que le cyberespace s’est ajouté aux terrains des luttes d’influence, l’histoire de la notion de propagande nous révèle la nature ambigüe des liens que celle-là entretient avec nos régimes démocratiques et libéraux.
Le terme de propagande a pour origine le nom d’une commission catholique, « la Congregatio de Propaganda fide» (La Congrégation pour la propagation de la foi), établie par le pape Grégoire XV en 1622. Dans Histoire de la propagande, le philosophe Jacques Ellul (1912-1994) nous apprend que cette organisation vise alors « à répandre la foi par la mission et implicitement à combattre l’action de la Réforme ». En tant qu’organe engagé dans une guerre d’influence, où il s’agit de séduire et de susciter la crainte, la Congrégation ordonne des actes qu’Ellul qualifie de propagande, ce terme ciblant selon lui « l’ensemble des méthodes utilisées par un pouvoir (politique ou religieux) en vue d’obtenir des effets idéologiques ou psychologiques. »
Cette définition très large permet à Ellul de repérer nombre de manifestations lui correspondant à travers l’histoire. Pisistrate (600-527) attire son attention. Car ce tyran de la Grèce antique use, pour s’assurer de l’adhésion populaire, de la désignation d’un ennemi public, du mensonge et du détournement du sentiment religieux, comme lors de la mise en scène de son entrée dans Athènes où une pseudo Athéna l’accueille! Bref, voilà un homme capable de stratagèmes qui n’ont rien à envier aux ruses de Nicolas Machiavel (1469-1527) dont Le Prince, soit-dit en passant, est pour Ellul le premier vrai traité de propagande. Même si le Florentin ne lui consacre aucun chapitre distinct, « on peut dire qu’elle est partout dans son œuvre, qu’il est le premier théoricien de la propagande, et qu’en somme sa théorie se résume dans le fameux ‘’gouverner, c’est faire croire’’.»
Du passé faisons table rase
Dans Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain, David Colon soutient que la propagande moderne, institutionnalisée et bénéficiant des moyens de l’État, naît avec la Révolution française. Comme Ellul, Colon voit dans la création du « bureau de l’Esprit public », en 1792, l’un des marqueurs de cette ère. Le but de cet organisme ? La propagation des idéaux révolutionnaires. Car pour faire table rase du passé, l’adhésion des masses s’impose! D’autant plus que la guerre, contre certains pays hostiles à la Révolution, est sur le point d’éclater. Il va falloir « lever en masse » des combattants volontaires, les convaincre de mettre leur vie en jeu. Colon l’explique dans son ouvrage: la propagande moderne naît d’un régime dont la survie réside dans la circulation efficace des idées et des valeurs qui fondent sa légitimité. Pour persuader la population de la justesse de la Révolution, de la réalité prochaine des progrès qu’elle promet et de combattre pour elle, tous les moyens sont bons: organisation de cérémonies, campagnes de presse, recours à une éducation idéologiquement orientée.
La propagande napoléonienne se montrera moins novatrice. Comme dans la plupart des régimes dictatoriaux, elle repose en effet sur le culte de la personnalité (auquel contribuent une presse et des institutions serviles), l’exhibition de fastes et, forcément, la démonstration de puissance, aussi galvanisante que menaçante. Des outils trop grossiers pour les régimes libéraux du XIXe et XXe siècles, mais que les totalitarismes, bénéficiaires de la terreur qu’inspire leur violence, utiliseront au comble de leur efficacité comme l’illustrent les romans 1984 de George Orwell (1903-1950), Seul dans Berlin de Hans Fallada (1893-1947) ou encore La Trilogie berlinoise de Philip Kerr (1956-2018).
La propagande, une arme d’infiltration massive
Cette opposition de style entre régimes libéraux et dictatoriaux constitue le point de départ de la réflexion développée dans La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, de Noam Chomski et Edward Herman (1925-2017). Le premier en résumait la thèse par cette cinglante formule: « La propagande est à la démocratie ce que la violence est à un État totalitaire ». Quand le pouvoir est restreint par le cadre démocratique, pour susciter l’adhésion d’une population qui ne doit jamais cesser de croire en sa liberté, il faut recourir aux connaissances psychologiques et techniques les plus pointues.
Le neveu américain de Freud, Edward Bernays (1891-1995), est le virtuose de ce genre de manipulation dont son livre Propaganda est une sorte de justification doublée d’un mode d’emploi. Deux campagnes de « relations publiques » témoignent de son talent. En 1929, l’American Tobacco Company déplore le tabou interdisant aux femmes de fumer en public. Bernays se charge de le faire voler en éclats: des cigarettes sont données à des suffragettes pour qu’elles fument, lors d’une parade, devant des photographes de presse. La cigarette, associée à la domination masculine, devient soudain le symbole de la libération de la femme! Une autre opération édifiante est celle que Bernays mène pour la United Fruit Company contrariée par la décision du président du Guatemala de nationaliser ses terres. Une campagne de mensonges et de désinformation est lancée pour persuader le gouvernement américain du caractère communiste du régime. En 1954, la CIA organise un coup d’État déclenchant un bain de sang qui fera plus de 100 000 morts sur cinq décennies…
La propagande, arme de prédilection des démocraties libérales pour asseoir leur influence, n’a jamais été aussi efficace qu’au XXIe siècle, grâce à l’omniprésence des outils technologiques dans les masses. Le problème, c’est que le terrain où cette arme se déploie, le cyberespace, est ouvert à tous les vents. Une donnée que les régimes autoritaires, décidés à contrer l’Occident, ont très bien intégrée comme le démontre l’ouvrage de David Colon La Guerre de l’information, les États à la conquête de nos esprits. En effet, après avoir utilisé la technologie contre leurs opposants intérieurs, ils l’ont retournée contre l’Occident parvenant à s’insinuer dans les conflits culturels et idéologiques qui lézardent l’édifice libéral. Une infiltration particulièrement réussie, notamment grâce à certains agents d’influence qui s’ignorent, ou pas…
Bibliographie:
Histoire de la propagande, Jacques Ellul, PUF
Le Prince, Machiavel, GF Flammarion
Propagande, la manipulation de masse dans le monde contemporain, David Colon, Tallandier
1984, George Orwell, Folio
La Trilogie berlinoise, Philip Kerr, Poche
Seul dans Berlin, Hans Fallada, Folio
La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, Contre-feux Agone
Propaganda, Edward Bernays, Éditions la Découverte
La Guerre de l’information, les États à la conquête de nos esprits, David Colon, Tallandier

