Brutal aligne

Qu’est-ce qu’une dictature ?

 

Rares sont les questions qui enflamment autant les esprits depuis l’avènement de la modernité. Retour sur les concepts permettant de saisir la nature des régimes dictatoriaux.

 

Par Lucien Bridel

 

En ces temps cacophoniques et sans doute annonciateurs d’une nouvelle ère, cette interrogation résonne de plus belle. Mais plus que des réponses, ce sont des vociférations et des effets d’annonce que l’on entend: partout l’on crie à la dictature comme l’enfant de la fable d’Ésope criait au loup. Pourtant, notre histoire regorge d’exemples, de leçons et de pistes dont les enseignements et les traces ont permis – et permettent encore – à des penseurs, des écrivains, des philosophes et des historiens de nous éclairer. Évidemment, la complexité de leur réflexion rebute. D’ailleurs, ce rejet dont ils sont l’objet confirme que le travers le mieux partagé par notre espèce demeure cette propension à espérer des réponses faciles aux questions les plus difficiles, d’autant plus lorsqu’elles touchent aux fondements de ce que nous sommes, c’est-à-dire des animaux politiques comme l’enseignait Aristote.

 

Dictatures

Un retour sur le terme de dictature est la première étape pour aboutir à une définition. Comme le rappelle Bernard Bruneteau dans L’Âge totalitaire, l’origine antique de la notion confère à la dictature « une dimension légale, institutionnelle et transitoire, tout le contraire de ces régimes qui inscrivaient leur État d’exception dans l’éternité avec le seul renfort subversif des lois de l’Histoire ou de la Nature.» Ces régimes auxquels Bruneteau fait référence sont les totalitarismes du XXe siècle, c’est-à-dire l’État fasciste italien, l’Allemagne nazie, l’URSS de Staline et la Chine de Mao. Précisons que cette liste ne prétend pas à l’exhaustivité mais à l’exemplarité. Comme le rappelle Céline Spector dans son anthologie Le pouvoir, le terme de totalitarisme est issu de la pensée politique du XXe siècle et désigne « une pathologie du pouvoir qui prétend régir le Tout – y compris les moindres détails de la vie privée». En Europe, les régimes totalitaires ont surgi des décombres fumants de la Grande Guerre. Cependant, ils n’étaient pas les seuls pouvoirs dictatoriaux à gangréner le vieux continent. Un état de fait souligné par Olivier Guez dans la préface de l’ouvrage Le siècle des dictateurs lorsqu’il écrit « qu’au milieu des années 1930, plus de la moitié des États européens étaient dirigés par des despotes». Bruneteau rappelle d’ailleurs que c’est pour différencier les régimes totalitaires des autres formes de dictatures de l’entre-deux-guerres, mais aussi d’après la Seconde Guerre mondiale, « que s’est imposé, en 1964 avec Juan J. Linz, le concept «d’autoritarisme (…)». À ce stade, il est temps d’interroger ces concepts et de voir les réalités qu’ils recouvrent.

 

Dictature romaine

Le mot dictature apparaît pour la première fois dans le De la République de Cicéron. Il désigne un état d’exception de la République romaine pendant lequel un magistrat se voit confier de manière temporaire et légale les pleins pouvoirs en cas de troubles graves. On peut supposer que Rome avait non seulement intégré mais aussi cherché les moyens de contenir une tendance soulignée par Hannah Arendt dans Les origines des totalitarismes reprise par Guez notamment, qui dit des dictateurs qu’ils « surgissent toujours du chaos». Par ailleurs, dans son Manuel du parfait dictateur, Jules César et les hommes forts du XXIe siècle, l’historien Christian-Georges Schwentzel démontre la persistance au cours de l’Histoire des procédés qu’avait utilisés Jules César pour séduire et bercer d’illusions les classes populaires afin de se maintenir au pouvoir par-delà le mandat assigné par le Sénat.

 

Totalitarisme

Le concept de totalitarisme est né avec le fascisme italien pour illustrer, explique Bruneteau, «la prétention du régime à se confondre avec la nation, sa tentative de mise au pas des institutions étatiques, son conflit semi-déclaré avec les valeurs chrétiennes, son état permanent de guerre intérieure, son idéologie belliciste ». Sujet à controverse, ce concept fait néanmoins consensus lorsqu’il s’agit de décrire des régimes, passés ou présents, déterminés à réaliser ces trois ambitions : soumettre l’État à un parti unique; instaurer une religion politique globalisante; opérer une révolution anthropologique aboutissant à l’avènement d’un homme nouveau. Cependant, ne nous leurrons pas. Le totalitarisme n’advient jamais sans le consentement des masses. Fruit de temps incertains et anxiogènes, il incarne un désir d’unité et de fusion face aux bouleversements qui menacent de désagréger la société. Délire de l’UN alimentant toutes sortes de variations du mythe des lendemains qui chantent, le totalitarisme a pour fondement les pulsions de purification, de régénération et de puissance.

 

Autoritarisme

Cette aspiration à une révolution générant un ordre nouveau est le cœur de l’illusion totalitaire. Chimère poursuivie à l’aide des moyens de contrôle technologiques les plus modernes, elle est absente des dictatures autoritaires, selon le concept forgé par le sociologue Linz. Dans son ouvrage Régimes totalitaires et autoritaires, il explique que si la compétition démocratique est refusée au sein des régimes autoritaires, l’exclusion politique reste sélective et permet « l’existence au sein de la société ou même du pouvoir de factions et tendances. » Autre différence : la répression. Bien que féroce, brutale et cruelle à l’encontre des oppositions dans le cadre d’un régime autoritaire, l’absence d’idéologie totalisante empêche, résume Bruneteau, «la constitution de catégories socialement ou biologiquement nuisibles et le déclenchement d’une violence illimitée à leur encontre ». Dès lors, c’est une différence de nature – non de degré – qui s’impose entre l’autoritarisme et le totalitarisme. Le premier vise une reddition partielle de l’homme, l’autre veut sa reddition absolue.

 

Qu’est-ce qu’une dictature ?

Guez écrit que « les hommes craignent la solitude et la liberté vertigineuses.» La dictature est la réponse politique la plus simple aux questions complexes que pose notre besoin de croire en des principes qui nous dépassent. Quand l’instant présent est à l’amertume, à la soif de revanche, apparaît toujours un homme incarnant ces affects. Séduisant les foules bouleversées par une réalité qu’elles voient se disloquer, il obtient leur soumission en se faisant passer pour le garant de l’unité dont elles rêvent. Des affects et une fantasmagorie qui, quoi qu’en disent les oiseaux de mauvais augure, sont loin d’habiter la majorité des Occidentaux.

 

Bibliographie

L’Âge totalitaire, Bernard Bruneteau, Le Cavalier Bleu

Le pouvoir, Céline Spector, GF Flammarion

Le siècle des dictateurs, sous la direction d’Olivier Guez, Pocket

De la République, Cicéron, GF Flammarion

Les origines des totalitarismes, Hannah Arendt, Points

Manuel du parfait dictateur, Jules César et les hommes forts du XXIè, Christian-Georges Schwentzel, Éditions Vendémiaire

Régimes totalitaires et autoritaires, Juan J. Linz, Armand Colin

 

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