Brutal aligne

Quand le temps nous est conté

 

Vivre, c’est faire l’expérience du temps. Or, la littérature se nourrit et s’inspire de cette expérience qui la conditionne et l’obsède. De cette imbrication, de cette inévitable mise en abîme, naissent les œuvres éternelles.   

 

Par Lucien Bridel

 

Toute réflexion sur le temps conduit celui qui s’y risque à constater qu’aucun passage ne conduit directement jusqu’à lui. La formulation la plus parlante de cette difficulté nous vient du lointain saint Augustin (354-430) qui, dans le livre XI de ses Confessions, a tracé ces mots pour l’éternité : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » La solution à laquelle aboutit Augustin est que le temps est « distension de l’esprit ». Le philosophe bascule donc dans une conception psychologique du temps « tout en pensant réussir à raccrocher le temps cosmologique, celui qu’on mesure », écrit François Hartog dans Chronos, L’Occident aux prises avec le temps. Pour Augustin, le temps universel (dont la physique nous dit qu’il n’est qu’une illusion) ne se donne qu’au présent : le passé est sa mémoire, le futur son attente, tandis que le présent du présent correspond à notre perception.

 

Présent célinien et réminiscence proustienne

Ce sens de l’immédiat, on le retrouve au cœur d’une œuvre littéraire des plus frappantes du XXe siècle, celle de Louis Ferdinand Céline (1894-1961). L’auteur du fracassant Voyage au bout de la nuit travaille en effet la prose de ses romans pour qu’elle « colle au présent » comme le formule Henri Godard l’auteur de À travers la littérature, Céline. Qu’elle colle bien sûr, mais aussi qu’elle emporte, à l’image de ce flux désordonné de la vie qui s’écoule et s’éprouve jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est parce qu’il écrit selon le canon et le rythme irrégulier et saccadé de l’oralité que Céline parvient à replonger le lecteur dans son expérience psychologique du temps, c’est-à-dire dans cette captivité du présent notamment théorisée par Augustin. Le choix de l’oral est constitutif de la recherche formelle de Céline qui parachèvera sa quête en créant un style à jamais célébré et qui entre en totale opposition avec celui, non moins révéré de Marcel Proust (1871-1922), son éternel rival.

Proust, comme Céline, est un lucide.  Les deux sont les génies d’une littérature qui procède « d’une anthropologie négative, portée par l’absence de foi dans les liens humains » selon le philosophe Pierre Manent, auteur de Les métamorphoses de la cité. Mais revenons au temps avant qu’il ne file, car il s’agit d’évoquer À la recherche du temps perdu, « les saintes écritures de la littérature » selon Nathalie Mauriac Dyer, auteure de Proust, la fabrique d’une œuvre. Nombre de passionnés lisent La recherche deux fois : d’abord comme le récit prospectif d’un homme qui se découvre écrivain puis, comme celui rétrospectif de l’écrivain qui relate la naissance de sa vocation. S’il apparaît très vite que pour Proust c’est le souvenir involontaire qui donne accès au réel, son narrateur ne le comprend qu’à la fin du livre même s’il n’a cessé de raconter comment surviennent les souvenirs…  L’aventure de ce narrateur, disait l’essayiste André Maurois (en 1965 sur France Culture) reflète le parcours du premier des modernes à savoir Gustave Flaubert (1821-1880), « qui ne retrouve le temps que le jour où il accepte de vivre hors du temps », c’est-à-dire où il renonce à la vie pour se contenter de la décrire.

 

Flaubert, un monde de temps perdu

Le travail de Flaubert est traversé de thèmes qu’il n’a cessé de délaisser pour mieux les reprendre. Œuvre de la maturité, L’éducation sentimentale n’échappe pas à la règle. Épopée de la vie ordinaire pénétrée par l’atmosphère du temps, ce texte d’une singulière beauté est l’aboutissement du désir d’écrire un roman de mœurs où l’Histoire occupe la première place. « Je veux faire tenir l’Océan dans une carafe » clamait Flaubert à propos de ce projet qui, explique Pierre-Marc de Biasi dans son édifiante préface, sera aussi celui d’une « vengeance » contre la bêtise triomphante « de ceux qui prétendent en finir avec l’Histoire ». Car si L’éducation sentimentale est l’histoire de la vie manquée de Frédéric Moreau, cet anti-héros qui succombe à tous les obstacles, s’oublie et perd son temps en se piquant d’un amour impossible, le roman est aussi celui de la faillite politique et historique d’une génération, celui de l’échec de la révolution de 1848 et des idéaux romantiques. Échec qui aura pour conséquence l’instauration du second Empire, un régime que Flaubert, par l’artifice le plus radical que comporte son roman, balance dans les poubelles de l’Histoire, hors du temps… Miroirs de leur époque, les personnages de L’éducation sentimentale ont leur destin tout tracé, ou plutôt révélé, grâce à des détails soigneusement disséminés dans ce texte, véritable représentation du passage du temps, de ses accélérations, de ses lenteurs et de ses vides, mais aussi de son épaisseur.  

 

Homère, le temps retrouvé

L’odyssée est « un poème qui se défie du temps » nous dit Sylvain Tesson (en 2017 sur France Inter). D’abord parce que son actualité ne se dément jamais, tant cette œuvre scrute et dévoile les invariants de la nature humaine, comme le souligne le célèbre mot de Charles Péguy : « Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être plus vieux que le journal d’aujourd’hui. » Ensuite parce que « ce récit parcourt le temps avec autant de circonvolutions qu’Ulysse parcourt l’espace », ainsi que le formule dans Une odyssée l’auteur américain Daniel Mendelsohn.

À l’inverse de l’anti-héros de L’éducation sentimentale, Ulysse ne laisse pas les événements lui dicter sa conduite. Malgré les épreuves, jamais il ne s’oublie, jamais il ne renonce à son but : rentrer chez lui sur la terre de ses ancêtres, cet ancrage spatio-temporel, afin de reprendre sa place et donc son identité. Cette place, il la récupérera en restaurant l’équilibre cosmique perturbé par les usurpateurs qui veulent épouser sa femme Pénélope – dont on connaît le subterfuge pour freiner le temps – pour s’approprier Ithaque et ses trésors. Ulysse se venge. Et ces vers de Gérard de Nerval, extraits du poème Delfica, sont l’écho de son triomphe et de son retour dans l’Histoire : « Ils reviendront les Dieux que tu pleures toujours ! Le temps ramènera l’ordre des anciens jours. »

 

Bibliographie

Les Confessions, saint Augustin, Flammarion

Chronos, L’Occident aux prises avec le temps, François Hartog, NRF Gallimard

Voyage au bout de la nuit, Louis Ferdinand Céline, Le livre de Poche

À travers la littérature, Céline, Henri Godard, NRF Gallimard

Les métamorphoses de la cité, Pierre Manent, Flammarion

À la recherche du temps perdu, Marcel Proust, Gallimard

Proust, la fabrique d’une œuvre, Nathalie Mauriac Dyer, Gallimard

L’éducation sentimentale, Gustave Flaubert, Le livre de Poche

L’Iliade et l’Odyssée, Homère, Robert Laffont

Une odyssée, Daniel Mendelsohn, J’ai lu

 

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