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Futur
Les morts gouvernent les vivants disait Auguste Comte, et bien que je ne sois pas un adepte du positivisme religieux de ce philosophe devenu prophète, je ne peux que souscrire à cette maxime. Le temps de ce chapitre, je ferai mienne cette formule car je lui dois des pensées qui m’ont longtemps obsédé.
Depuis toujours les hommes interrogent le passé et leurs ancêtres pour mieux habiter le présent et accomplir leur destin, ce futur qu’ils considèrent comme un espace à conquérir. J’ai bien connu ces terres de conquête, ces lieux où se joue l’avenir et dont nous avons détruit le passé pour mieux les soumettre au présent. Depuis ma tendre enfance, les voyages et les rencontres en ces parages, sauvages et reculés, jalonnent mon existence. Je dois cette vie de nomade à mon père, ce pasteur missionnaire, cet aventurier sans scrupules dont la pratique consistait à répandre la Bonne Parole autant par l’empathie et la grandeur d’âme que par la terreur. Aventurier de la foi, convaincu de son altruisme, il prêchait la destruction des mondes archaïques pour le salut du plus grand nombre.
Sur son lit de mort mon père m’a ordonné de poursuivre son œuvre. Toute sa vie il avait attendu l’heure suprême, certain de mériter sa place dans cet au-delà qu’il espérait tant. La fièvre l’a emporté au fond d’une jungle où il s’était rendu pour imposer sa foi, cette bête étrange qui rongeait son cœur. Quand sa bouche édentée s’est figée, que ses yeux injectés se sont révulsés comme s’ils cherchaient un point derrière son crâne et que ses rides ont brusquement cessé de se creuser, sa main qui tenait la mienne n’a pas faibli. J’ai alors senti son souffle me traverser et déposer en moi les désirs inassouvis d’une âme qui s’éteignait dans la douleur.
Mes frères et moi avons brûlé sa dépouille, comme on le fait pour les lépreux et les pestiférés, c’est-à-dire en boutant le feu à sa dernière et misérable demeure. Aucun des objets auxquels il tenait ne fut épargné. Cédant à la pulsion qui s’empare des hommes lorsqu’ils sont avides de changement et qu’ils jugent le passé et les morts responsables de leurs maux présents, nous avons tout livré aux flammes. Face au feu, j’osais, l’espace d’un instant, expérimenter ce doute que lui, mon père, m’avait toujours ordonné de refouler. Révolte éphémère, car bientôt j’honorais sa mémoire en me soumettant à ses dernières volontés.
Au fil des ans et de mes propres expériences, je compris que si le passé conditionne le présent, il est surtout la répétition générale du futur. En m’engageant à mon tour comme missionnaire, j’ai non seulement poursuivi l’œuvre de mon père, mais j’ai également contribué à enraciner l’idée chez mes descendants que l’évangélisation, bien plus qu’une vocation, était notre devoir. Il aura fallu que je me confronte aux effets de ma cause pour que ce doute qui m’avait saisi l’espace d’un tragique instant s’insinue à nouveau et s’installe en moi définitivement. J’eus beau moderniser mon approche et renoncer aux méthodes les plus sournoises, mon action produisait la même atteinte que provoquait jadis celle de mon père. Comme lui, j’ai attaqué la mémoire de certains peuples indigènes et cela m’a été facile, tant j’étais persuadé qu’ils n’en avaient point. Ce que ces peuples à convertir revendiquaient comme leur Histoire, je le considérais au mieux comme une fiction, au pire comme une exaltation enfantine, un délire. Leurs mythes et légendes, leur sentiment religieux, n’étaient-ils pas l’expression d’une puérilité intrinsèque?
Des décennies après la mort de mon père, alors que je séjournais sur les bords de l’océan indien, je vis combien ceux que j’avais contribué à acculturer, reniaient désormais non seulement les saints que je leur avais imposé, mais également le peu qu’ils savaient encore d’eux-mêmes. Convaincus qu’il fallait repartir de zéro pour mieux expulser le colon, ils vouaient leur passé aux gémonies et embrassaient passionnément l’utopie des lendemains qui chantent. Ces pauvres naïfs pensaient se libérer d’une monstruosité en se fiant à son reflet inversé. Schopenhauer n’explique-t-il pas que la folie est une maladie de la mémoire? A ceux qui l’ignorent ou le rejettent, j’affirme que le vent de folie - cette flatulence de l’abîme qu’exhalaient les carcasses fumantes qu’étaient encore l’Europe et l’Asie - soufflait sous le soleil des tropiques depuis bien longtemps déjà; en tout cas depuis que ma génération s’est plongée dans cette pensée nihiliste qui ne cesse d’ériger ses tours de Babel pour y proclamer la mort de Dieu.